Vers 1165, le rabbin Benjamin de Tudèle, qui apparaît dans notre photo de profil, quitte sa Navarre espagnole pour entreprendre un long périple de 10 ans qui n’a pas fini de faire couler de l’encre.
Il entreprend l’exploration des communautés juives à travers le monde, retracée dans son « Sefer Massa'ot », le Livre des Voyages.
Ecrit en hébreu, traduit en latin, puis dans la plupart des principales langues européennes, son livre, qui décrit les communautés juives de l'époque et leurs dirigeants, constitue également une source importante d’informations sur la vie au Moyen-Âge, dans le bassin méditerranéen et au-delà.
En effet, Considéré comme le « Marco Polo juif », Benjamin de Tudèle visite l'Europe, l'Asie et l'Afrique, avant de revenir sur sa terre natale vers 1173.
Beaucoup de ces informations ont été utiles aux voyageurs après lui. Pourtant, le « Livre des voyages » a soulevé une polémique importante quant à leur authenticité.
On a considéré, notamment, que ses renseignements sur l'Asie centrale, le Tibet Ceylan, la Chine ou l'Arabie, étaient « empruntés » à des récits de Juifs asiatiques.
En 1734, Jean-Philippe Baratier avance que le rabbin navarrais n’avait jamais voyagé et que son ouvrage n’était « qu’une compilation truffée d’erreurs parfois grossières, preuves de son ignorance et de son inculture ».
Ses détracteurs étaient-ils motivés par le désir de nier la contribution des juifs à la géographie ou à la science médiévales ? Au XIXe siècle, Benjamin de Tudèle trouvera d’ardents défenseurs de sa bonne foi en la personne d’Eliakim Carmoly ou de Joachim Lelewel.
Le débat, auquel nous ne prendrons pas part, se poursuit encore de nos jours, puisque Juliette Sibon, historienne du Moyen-Âge, considère que le Sefer massa’ot est « une élaboration livresque ».
Les raisons mêmes du voyage de Benjamin de Tudèle ont donné lieu à de multiples conjectures, des plus matérialistes, aux plus élevées :
Mise en place d’un réseau commercial international d’artisanat et de pierres précieuses, ou encore, collecte de fonds pour les communautés juives espagnoles.
Toutefois, l'importance qu'il accorde à sa visite des lieux saints juifs à Jérusalem et Hébron a permis de penser que son voyage, motivé par le pèlerinage, était également l’occasion de créer un guide des étapes du voyage, à destination des pèlerins, une sorte de « chemin de Compostelle juif ».
On l’a pensé également chargé de recenser des lieux d’asile potentiels pour les juifs d’Occident, en danger au lendemain de la deuxième croisade (1147-1148).
Il est même considéré comme une sorte de « sioniste » d’avant-garde, chargé d’estimer les conditions d'un possible retour en Palestine en cas d'oppression ou d'expulsion…
Aucune de ces hypothèses n’est à écarter à priori, et sans doute ne sont-elles pas exclusives les unes des autres.
Même si des doutes sont émis sur les destinations les plus lointaines, et notamment la Chine, en revanche, il semble difficile de mettre en doute la traversée par Benjamin de Tudèle du Languedoc juif.
Il fait ainsi étape à Narbonne, « ville ancienne de la Torah » où vivent «de grands lettrés, Montpellier, où exercent «les plus grands lettrés de notre temps» avec, parmi eux, «des hommes riches et charitables», ainsi qu’à Lunel et Posquières.
Concernant Béziers, il écrit :
A quatre milles de Narbonne est Béziers. Les rabbins Salomon, fils de Chalefta, et Joseph, fils de Nathanel, sont les chefs d’une congrégation de docteurs de la loi, qui se trouve en cette ville.
Eliakim Carmoly, rabbin et érudit juif alsacien du XIXe s, précise dans ses notes et commentaires historiques sur le texte du Sefer Massa’ot, que Béziers « était regardée comme le centre de la colonie juive en Languedoc ». Il lie à cet état de fait la coutume de la lapidation auxquels les juifs de la ville étaient exposés pendant la semaine de Pâques, jusqu’à l’accord entre le vicomte Trencavel et l’évêque de Béziers, qui les en délivra moyennant un rachat en numéraire.
Concernant le rabbin Chalefta (ou Halefta), l’un des chefs de la congrégation, il précise : « Ce rabbin n'est guère connu que par cette seule citation».
Pourtant, sur la pierre hébraïque, gravée 49 ans après le passage de Benjamin de Tudèle par les juifs de Béziers au retour de leur exil d’Olot, on peut lire :
« Des briques étaient tombées et nous avons reconstruit en pierres de taille. Et le Saint des Saint, le lieu de cette arche où se trouvent les livres de la Loi de notre Dieu a été construit sur le terrain de rabbi Halafta, un des chefs et grands de cette ville, l’administrateur de notre maison de Dieu ; il a fait ce don et l’a construit de son argent, d’une construction durable. Compte-lui, ô notre Dieu, comme une bonne œuvre ».
Ceci laisse à supposer que le chef de la congrégation était parmi eux, ou leur avait confié l’argent et la mission de reconstruire le sanctuaire détruit en 1209.
A l’époque du passage de Benjamin de Tudèle, la renommée de l’école talmudique de Béziers est importante.
Il faut dire que 10 ans auparavant, un autre rabbin, également de Tudèle, Abraham Ibn Ezra avait séjourné dans la ville. Il y avait écrit un livre sur les Noms divins, dédié aux rabbins de la communauté qui l’avaient accueilli, Abraham ben Ḥayyim et Isaac ben Judah.
S’il n’en est le fondateur, Abraham Ibn Ezra fut sans doute l’instigateur du développement de la yeshiva de Béziers.
Au fil des siècles, le texte original de benjamin de Tudèle a connu de multiples interprétations différentes. Les termes de « docteurs de la loi » ou de « congrégation » ont pu être traduits par « sages » ou « assemblée importante».
C’est dans cet esprit qu’a été formulée la version retenue par le CRIF Languedoc Roussillon, à laquelle nous sommes le plus attachés. Dans son livret paru en 2006 « Juifs en Languedoc Roussillon », Béziers apparait ainsi comme « La ville où les sages abondent »…
850 ans séparent la visite de Benjamin de Tudèle à Béziers, et son incarnation par notre ami Elie lors des fêtes médiévales des Caritats.
Photo Mémoire Juive de Béziers. Illustration España Illustrada